Chronique «WarGames»

Surveillance de masse: comment la France a rejoint le club

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Depuis 2008, la DGSE a développé un gigantesque système de renseignement reposant sur la très large collecte des communications en ligne. L'une des illustrations d'un affaiblissement récent du droit et des libertés, décrit dans le livre «L'Etat secret», paru jeudi.
par Pierre Alonso
publié le 12 octobre 2018 à 10h59

Chaque vendredi, chronique des jeux de pouvoir et de l’art de la guerre dans le cyberespace.

Ce sont quelques lignes perdues dans la littérature budgétaire rédigée dans la plus pure langue administrative. «Le transfert de crédit […] couvre des besoins liés aux capacités techniques interministérielles des services de renseignement […] principalement la cryptanalyse [cassage de codes, ndlr] et le décryptement, les projets d'acquisition […] d'un programme de "big data" ainsi que les travaux de modernisation du dispositif de surveillance internationale», indique un document parlementaire récemment mis en ligne. Un «bleu» budgétaire, ces annexes au projet de loi de finance, reprend grosso modo les mêmes termes. Traduction sommaire et partielle : la DGSE, le principal service de renseignement extérieur, veut mettre à jour ses dispositifs de surveillance de masse. C'est à ces pratiques des plus confidentielles que le journaliste Jacques Follorou consacre un livre, l'Etat secret (Fayard), dans le prolongement de son travail entamé en 2013 dans le journal le Monde. Ou comment la France, à l'instar des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d'autres, s'est convertie à la prédation des données personnelles au nom de la lutte antiterroriste.

Il y décrit la genèse d'un programme baptisé PTM pour «plateforme multimodale» (en 2012, un rapport du groupe Orion, des hauts fonctionnaires proches du Parti socialiste, citait déjà une «plateforme technique mutualisée», dont l'acronyme est également PTM). «Si la France veut être prise au sérieux, elle doit être capable d'intercepter, de traiter et de décrypter les masses gigantesques de données qui circulent dans les câbles sous-marins», écrit Follorou à propos de l'objectif fixé à l'été 2007. Une réunion à l'Elysée, en janvier 2008, acte cette bascule. «J'achète votre truc», tranche Nicolas Sarkozy, alors président de la République. Mise en place dans les mois suivants, elle est mutualisée entre les principaux services de renseignement, mais reste entre les mains de la DGSE qui concentre dès lors «un pouvoir inédit».

Ces décisions sont prises dans de petits cénacles entre «gens du secret», plus habitués aux colonnes du Palais-Royal – siège du Conseil d'Etat – qu'aux zones de guerre. Avec, paradoxalement, un grand absent : le droit. La grande loi sur les écoutes de 1991 avait créé une commission (la CNCIS) qui contrôlait les demandes des services de renseignement. Ce système ne survivra pas au bond technologique, malgré des ajustements – une «jurisprudence créative» dira l'ancien patron de la DGSE, Bernard Bajolet. La loi de 2015 fait revenir dans le droit la surveillance en masse, grâce à l'adoption d'un texte à l'époque très critiqué et amendé après l'intervention a posteriori du Conseil Constitutionnel.

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L'Etat secret ne documente pas seulement cette conversion technologique française, il interroge plus globalement l'affaiblissement de la démocratie «sur le terrain du droit et des libertés» : le boursouflement de l'exécutif (au détriment du judiciaire et du législatif), la normalisation de mesures d'exception (l'état d'urgence passé presque intégralement dans le droit commun), la militarisation des esprits (et des rues). Et les coopérations sans entrave entre services, que le lanceur d'alerte Edward Snowden, à l'origine des révélations sur la NSA, présente ainsi dans une interview en forme de postface : «Les services de renseignement […] se font bien plus confiance l'un l'autre qu'ils n'ont confiance dans leur propre gouvernement. […] Le problème […] c'est qu'une identité tribale est ainsi née qui […] relève d'un sentiment d'appartenance à une communauté multinationale ou post-nationale, seule garante de stabilité et de sécurité.»

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