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Les universitaires américains pris dans le tourbillon de la désinformation

Même les plus reconnus des universitaires peuvent, par idéologie, omettre ou brouiller les informations contribuant à une meilleure analyse de phénomènes complexes. Université de Columbia. InSapphoWeTrust/Flickr, CC BY-ND

Il est relativement facile de faire la liste des mensonges ou fake news disséminées par Donald Trump, et les décodeurs ou fact checkers n’ont pas de peine à montrer que le président américain a pris congé du souci de recherche de la vérité.

Le phénomène est certes ancien. Cependant, porté aujourd’hui par les technologies les plus récentes, il permet à des personnages médiatiques de singer la recherche de la vérité pour disséminer rapidement et efficacement leurs préjugés ou pseudo-recherches.

En France, Éric Zemmour est devenu l’archétype du bonimenteur qui veut se faire passer pour un intellectuel. Il attaque la communauté des historiens, dans laquelle il puise cependant des idées, pour proposer une histoire alternative sans faire le travail d’archives indispensable. Il est donc aisé pour les historiens de pointer ses erreurs comme l’ont récemment fait deux médiévistes, Florian Besson et Simon Hasdenteufel, ou encore Gérard Noiriel, historien chevronné, dans Le Monde.

Complotistes ou disséminateurs de fake news se situent d’un côté et université et médias de qualité de l’autre. Cet état des lieux a priori simple s’avère cependant trompeur. Prenons un exemple spécifique : l’analyse des relations entre la Russie et les États-Unis et l’émergence du phénomène Trump.

Aux prises avec la propagande

Nous remarquons ainsi que les idées de spécialistes de la Russie et/ou de la politique étrangère américaine tels que Stephen Cohen (Princeton), John Mearsheimer (Chicago), Timothy Snyder (Yale) ou Nikhil Pal Singh (NYU) sont très différentes et parfois incompatibles lorsqu’il s’agit d’aborder l’ingérence russe dans la politique américaine ou même de l’émergence de Trump.

On pourrait penser que la divergence d’opinions n’est que le travail normal de la recherche universitaire mais les oppositions sont bien plus profondes et parfois les accusations de fake news ou de propagande sont dirigées par l’un de ces chercheurs à l’encontre d’un autre.

Snyder ne cite aucun travail universitaire de Cohen, l’auteur de Soviet Fates and Lost Alternatives : From Stalinism to the New Cold War. Ce dernier est pourtant considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire soviétique, puis russe, mais il lui reproche une erreur de traduction et un alignement sur la propagande de Poutine. Cohen pour sa part, ne cesse de mettre en doute les articles du New York Times et du Washington Post sur la Russie ou le Russiagate, journaux pourtant considérés de grande qualité aux États-Unis et à l’étranger.

Snyder est persuadé que Trump doit son élection à la Russie qui, selon lui, est intervenue massivement dans l’élection de 2016. Dans son livre The Road to Unfreedom, il retrace le parcours intellectuel de Poutine et cite de très nombreuses sources journalistiques concernant la supposée intervention russe dans le processus électoral américain.

Il discrédite les journalistes de gauche qui ont émis des critiques vis-à-vis de ce récit en affirmant que tout ce qu’ils disent est déjà dans la propagande russe.

Cette déclaration est en elle-même problématique car si des chercheurs disent, par exemple, que des néo-nazis ont pris part à ce que les médias appellent la « révolution du Maidan » à Kiev, d’autres y voient un coup d’État. Si un débat entre ces positions peut s’entendre, il alimente néanmoins la propagande (russe dans ce cas).

La propagande s’appuie ainsi sur des faits avérés pour imposer une interprétation, et ses utilisateurs ont fréquemment recours au mensonge, aux interprétations abusives et aux omissions stratégiques pour la nourrir. Saddam Hussein avait bien envahi le Koweït et il était bien un tyran, mais la propagande américaine s’est appuyée sur ces faits pour inventer des armes de destruction massive inexistantes ou des meurtres de bébés dans les hôpitaux du Koweït.

Au-delà des querelles de chercheurs

Snyder ne cite pas les journalistes critiques qui infirment son récit comme Robert Parry (aujourd’hui décédé) qui a montré les incohérences du récit sur le hacking du siège du Parti démocrate, ou le présentateur Aaron Maté.

Il ne cite pas non plus les travaux de Cohen ni ceux de Mearsheimer qui vient de publier The Great Delusion : Liberal Dreams and International Realities.

Mearsheimer, spécialiste de géopolitique, a ainsi montré qu’en 2014 c’est l’Occident, qui a créé la crise en Ukraine.

Snyder, dans son opposition au pouvoir autoritaire de Poutine, se laisse emporter à dire des choses… inexactes. Il affirme, par exemple, que l’Occident n’a jamais été une menace pour la Russie, gommant d’une phrase toute l’histoire de l’extension de l’OTAN et des promesses faites à Gorbatchev.

La liste de ses erreurs ou omissions est impressionnante mais s’agit-il pour autant de fake news ou de mensonges ? Snyder est réputé pour son travail sur la « Shoah par balles » (Terres de sang). De nombreux passages de son livre Road to Unfreedom sont d’ailleurs fort intéressants tel son concept de « sadopopulisme » pertinent à propos de Trump, mais son analyse de la relation américano-russe est problématique car il ignore totalement la géopolitique, domaine d’expertise de Mearsheimer.

Trump : débat sur les origines de son émergence

Nikhil Pal Singh, l’auteur de Race and America’s Long War, propose de son côté une analyse différente des origines du trumpisme. Il ne mentionne même pas la Russie. En revanche, il fonde son travail sur le racisme, la domination sociale et la collusion des « élites » dans l’histoire américaine ainsi que la diabolisation des groupes ethno-raciaux. Pour Nikhil Pal Singh, qui fait référence aux déclarations de Martin Luther King, comme pour d’autres chercheurs, le trumpisme s’explique totalement par des phénomènes internes aux États-Unis.

Pour Singh, le trumpisme est ainsi 100 % « Made in America ». Une position à l’opposée de celle de Snyder, pour qui Poutine a fait élire Trump.

Ces différences d’approche démontrent que le monde des chercheurs, y compris lorsqu’ils ou elles sont de bonne foi, est loin d’être imperméable à l’erreur, au contre-sens, à l’oubli, et que les aveuglements idéologiques peuvent influencer ou pervertir la recherche.

Dans le monde des médias, on retrouve les mêmes oppositions ou phénomènes d’oubli, de focalisation et de préférences idéologiques.

En dépit de sa rigueur, par exemple la longue enquête sur la triche de Trump face à l’impôt, le New York Times a parfois une approche partielle de certains sujets.

C’est le cas sur les relations étatsuniennes avec la Russie et l’ingérence dans l’élection de 2016. Le journal de référence ne cite ainsi ni les études universitaires ni les enquêtes mettant en doute ses propres reportages.

Par ailleurs, il minimise, post-2016, tout ce qui paraît mettre la candidate Hillary Clinton en difficulté alors même que le journal a publié dans le passé de nombreux articles sur ce sujet (par exemple le fait que la fondation Clinton a reçu 500 millions de dollars venant de Russie).


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Une marque de partialité

Plus récemment, les médias américains ont salué la publication du livre de Bob Woodward, Fear, qui montre le chaos qui règne à la Maison Blanche mais ont peu insisté sur le fait que ce dernier a affirmé n’avoir pas vu de trace de collusion entre Poutine et Trump lors de l’élection. Pas de collusion ne veut pas dire que Trump est innocent des multiples autres accusations de mensonge ou de triche ou exonéré de son racisme et de sa ploutocratie.

Une autre star du journalisme américain, Seymour Hersh, prix Pulitzer et auteur des scoops révélant les atrocités de My Lai (massacre durant guerre du Vietnam) et d’Abou Ghraib est aujourd’hui accusé de complotisme après avoir remis en cause les affirmations officielles concernant l’utilisation de gaz chimiques en Syrie.

Seymour Hersh, sur Al Jazeera.

Ce refus est considéré par Le Monde comme la preuve de la mauvaise qualité de son travail, pourtant corroboré par des spécialistes des enquêtes sur le terrain comme l’ex-inspecteur des Nations unies en Irak Scott Ritter.

L’utilisation ou non de ce gaz en Syrie continue de faire débat concernant les attaques post-2013.

Occulter des faits et interprétations

Le travail universitaire est lui, rapidement balayé par certains médias qui préfèrent ne retenir que les polémiques et les « preuves » de sympathie d’un chercheur pour son objet de recherche. C’est notamment le cas du professeur Cohen en ce qui concerne Poutine.

Concernant le professeur Snyder, qui se réfugie derrière des preuves « irréfutables » d’un Russiagate, il devient à son insu, « producteur » de désinformation par l’omission. En effet, sa détermination à prouver dans les médias que le Russiagate existe bel et bien agace les opposants russes à Poutine, pour qui l’obsession américaine concernant cette affaire exacerbe le sentiment de toute-puissance de Poutine à l’extérieur tout en lui donnant une stature de plus en plus importante en Russie.

Mais, aveuglé par ses propres positions politiques, sans nuance, Snyder omet complètement leurs points de vue, oblitérant ainsi l’important travail de Masha Gessen, une opposante russe installée aux États-Unis, auteur de [Poutine, l’Homme sans visage](https://www.fayard.fr/poutine-9782213668567).

Dans les productions tant universitaires que journalistiques, occulter des faits et interprétations est aussi inacceptable que diffuser des fausses nouvelles.

Médias de qualité comme universitaires renommés ne sont donc pas à l’abri de la désinformation. Dans le cas du Russiagate, en refusant les débats contradictoires et les informations qui ne cadrent pas avec leur récit préféré, ces fake news journalistiques ou universitaires sont volontaires. Lorsque les institutions dominantes sont défaillantes sur le plan de la vérité et de l’éthique, elles donnent des arguments aux véritables complotistes qui effectivement pullulent sur le Net.

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